La dislocation se poursuit. Tout comme la guerre s’enlise en Ukraine, l’antagonisme entre les actifs financiers s’enracine et disperse les clefs de lecture. Des entrailles fumantes des marchés éprouvés par ce premier trimestre apocalyptique, nul oracle ou shaman ne peut encore lire l’avenir. Aucun auspice ne concorde encore véritablement à prophétiser le crépuscule de notre cycle.

Les spreads de crédit ne montrent aucunement les stigmates récessifs de la courbe des taux souverains américains. L’apogée de son inversion, à 5 ans, est d’ailleurs très inhabituelle (2 % d’occurrence dans l’histoire, en mars 2006, en décembre 1994 et janvier 1995, en septembre 1982) et met en doute la portée eschatologique de son ténébreux présage.

Valorisations et performances

Sur le marché des changes, la faiblesse combinée du yen et de l’euro face au dollar surprend les cambistes. Dans leur valorisation relative, les devises tantôt exagèrent, tantôt négligent effrontément les différentiels de taux et d’inflation. Mais ces opportunités de carry se heurtent aux sinistres augures d’un régime de volatilité des devises plus adverse qu’en 2021, capable de défaire avec violence les positions de ces stratégies à levier.

Sur les marchés actions, si les écarts de performance entre les valeurs cycliques et défensives s’accentuent, leur valorisation agrégée en tant que classe d’actifs n’intègre plus les risques de guerre ou de récession. Ainsi, leur excès de rendement bénéficiaire disparaît-il au fur et à mesure qu’elles résistent à la hausse des rendements des actifs obligataires. Depuis mars, la prime de risque des actions fond comme neige au soleil, ainsi que les chances d’une victoire écrasante du oui au plébiscite Macron.

D’ailleurs, ce qui rend dangereuses les actions est aujourd’hui ce qui nuit au candidat sortant : l’inflation. Toujours hors de contrôle, elle compromet le soft-landing économique recherché par les banques centrales et elle entache le bilan gouvernemental économique de manquement à la sauvegarde du pouvoir d’achat.

Quelle croissance en France ?

Le ressenti sécuritaire, migratoire et inflationniste ravit aux accomplissements économiques du pays la vedette de la campagne. Et pourtant, que de chemin parcouru afin de rendre au pays son attractivité. Forts d’un retour des capitaux étrangers et d’un déchaînement de consommation dans le tertiaire, l’investissement et l’envolée des bénéfices ont dopé le recrutement — sa séquence la plus forte depuis 2001 !

L’emploi culmine au-dessus du pic des années 2000 avec les preuves de nouveaux postes manufacturiers enfantés par le made in France. En 2021, la France s’est enrichie à un rythme frénétique jamais vu depuis 50 ans. Mais l’indice des prix à la consommation français, au plus haut depuis 1985 est en première page du cahier des doléances et attise l’ébullition des partis non traditionnels de droite. Selon les marchés, la proposition Macron est celle qui maximise le résultat de l’équation économique française.

Parce qu’il porte un projet de consolidation fiscale modérée, favorisant l’investissement, réduisant les dépenses publiques en contrepartie d’un allégement de la fiscalité des entreprises, le tout dans une perspective d’intégration économique, monétaire, commerciale croissante avec le reste de l’Europe et du monde, Emmanuel Macron offre le plus de croissance par point de PIB investi par le gouvernement. Au contraire, les autres propositions dégradent le profil économique français vers l’angle droit, en bas du cadran, si nous nous figurons la croissance en ordonnée et la dépense en abscisse.

Marchés et risque politique

C’est la raison pour laquelle les actifs français sont sanctionnés. L’écart de rendement entre l’OAT 10 ans et le Bund s’accroît. Les Credit Default Swaps se renchérissent, sans pour autant se rapprocher des niveaux de mars 2020. Mais les investisseurs internationaux qui détiennent la moitié du gisement obligataire souverain de la France voient plus loin que ses frontières. Avec la potentielle accession au pouvoir des partis non traditionnels de droite s’éloigne la perspective d’un triptyque libéral de l’intégration européenne Macron-Scholtz-Draghi.

Cette perspective ravive les craintes récurrentes du jeu politique européen : le souverainisme séparatiste. La possibilité est réelle étant donné que la Constitution de la Cinquième République donne au Président le pouvoir diplomatique et militaire ainsi que celui de dissoudre la chambre basse. Dans ce contexte, le bouclier du remboursement en deutschemarks par une Allemagne fragilisée par la crise énergétique ne profite même plus au Bund dont le rendement approche des 0,70 %. L’euro cède et enfonce ses plus bas de l’année. Le roi dollar, à nouveau maître incontesté, culmine.

Dans certaines tribus d’Afrique, on brûle et dévore la chair du vautour afin de jouir de l’acuité visuelle prodigieuse du charognard, censée prodiguer clairvoyance et don de divination. Sur les marchés financiers, le carnassier incarne les stratégies d’achats à vils prix d’obligations souveraines, aujourd’hui à l’œuvre en Russie, à la barbe des sanctions internationales, contribuant au rebond du rouble à son niveau d’avant-guerre.

En attendant le second tour…

Parce que la prime des CDS s’est ajustée moins vite que les prix des obligations dont ils assurent le défaut de paiement (99 % d’ici à un an !), ces fonds ont pu constituer une position spéculative tout en bénéficiant d’une opportunité d’arbitrage presque sans risque…  

Tâchons de ne pas leur prêter le même flanc en Europe.  « Le héros enchaîné maintient dans la foudre et le tonnerre divins sa foi tranquille en l’homme. C’est ainsi qu’il est plus dur que son rocher et plus patient que son vautour », écrivait Albert Camus, le plus méditerranéen des philosophes français.

« Mieux que la révolte contre les dieux, c’est cette longue obstination qui a du sens pour nous. Et cette admirable volonté de ne rien séparer ni exclure qui a toujours réconcilié et réconciliera encore le cœur douloureux des hommes et les printemps du monde ». Au lendemain d’une guerre à nos portes et à l’aube du second tour des élections, efforçons-nous de ne pas nous tromper de Prométhée.

Achevé de rédiger le 8 avril 2022